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de Libourne (Gironde), et deda Société des Méderins
du grand-duché de Baden.
PAR J.-J. GAZENAVE |
Quand un homme arrive à la célébrité chargé
de titres et d’honneurs, il est parfois difficile de
discerner le mérite sous le prestige des distinc-
tions; mais quand cet homme n’a, pour ainsi dire,
comme Grateloup; que son nom, il est visible que
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PAR J.-J. CAZENAVE
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Médecin à Bordeaux ;
Membre correspondant de l’Académie impériale de Médecine de Paris,
des Sociétés huntérienne de Londres, Médico-Chirurgicales
de Bologne et de Berlin, de l’Académie royale de Médecine et de Chirurgie de Madrid,
des Sciences Médicales et Naturelles de Bruxelles, de Bruges ;
des Sociétés de Médecine de Hanovre, de la Nouvelle-Orléans, de Lyon.
de Toulouse, de Marseille, de l'arrondissement
de Libourne (Gironde), et de la Société des Médecins
du grand-duché de Baden.
Quand uu homme arrive à la célébrité chargé
de titres et d’honneurs, il est parfois difficile de
discerner le mérite sous le prestige des distinc-
tions ; mais quand cet homme n’a, pour ainsi dire,
comme Grateloup, que son nom, il est visible que
la faveur n’a rien à prétendre dans sa renommée,
et la tâche du panégyriste devient plus nette et
plus simple.
PARIS
CHEZ BÉCHET JEUNE, LIBRAIRE-ÉDITEUR
RUE MONSIEUR-LE PRINCE, 22, CI-DEVANT PLACE DE L'ÉCOLE DE MÉDECINE.
1862
Un devoir professionnel qu'il m'était impossible
d'ajourner, m'obligea de faire un voyage le jour des
obsèques de M. Grateloup, me priva conséquemment
de dire quelques mots sur la tombe de notre confrère,
et d'entendre les discours très-remarquables qui furent
prononcés par MM. Ch. Des Moulins, Dabas et Levieux.
Celui de M. Dabas, le seul que j'aie pu lire sur une
copie prise dans la Guienne, fit une vive impression,
me dirent quelques assistants d'élite, car le doyen de
la Faculté des Lettres de Bordeaux, cet habile inter-
prète, cet ingénieux critique des poètes, des orateurs,
des historiens et des philosophes grecs et latins, fut
élégant, spirituel, sympathique, heureux d'expressions,
heureux de style, heureux d’attitude et de sensibilité.
Toujours éloquent quand il parle, il eut, ce jour-là,
l’éloquence du cœur, des larmes dans la voix, et cette
voix brisée par l'émotion, par les sentiments douloureux
qui l’oppressaient au moment de se séparer pour jamais
d'un ami, de l’homme pour lequel 1l avait toujours eu
un respect filial. |
Que dire après M. Dabas, si autorisé et d'une si
grande autorité? Et comment oser publier les quelques
2
phrases que j'avais écrites pour la lugubre cérémonie,
alors que ma voix est inconnue, impuissante, que ma
plume est inexpérimentée, et que je ne possède aucune
des qualités requises pour m'élever à la hauteur d'un
sujet si excellemment traité dans le discours tumulaire de
l’'éminent professeur de littérature ancienne? D'ailleurs,
pour écrire un pareil éloge, il faudrait réunir les talents
d'un panégyriste éloquent, d’un littérateur plem de
goût, d’un naturaliste éminent, d'un médecin distingué.
Or, ces mérites réunis sont une chose trop rare pour
qu'on puisse les rencontrer chez un homme d’une valeur
au moins équivoque à ces divers points de vue.
_ Quoi qu'il en soit de mes légitimes appréhensions,
l'attachement dont le docteur Grateloup m'avait donné
de si fréquents et de si solides témoignages, et la
confiance dont il m'honorait, seront mon excuse.
ÉLOGE
DU DOCTEUR
DE GRATELOUP,
DE BORDEAUX.
MESSIEURS,
En entrant dans ce dernier asile de l'homme, où nous
sommes entourés de monuments qui nous rappellent le néant
des grandeurs humaines, et où sont déposés les restes de tout
ce qui fut respecté et honoré dans cette grande et belle cité,
je ne vois nulle part un nom, le nom d’un homme qui ait eu
une valeur supérieure aux valeurs diverses dont la Providence
avait si libéralement doué celui auquel nous venons dire un
suprême adieu.
Un jour, il y a de cela vingt ans, je rencontrai chez un de
mes anciens camarades de collége un monsieur dans la force
de l'âge, dont l'heureuse physionomie, laménité des maniè-
res, la conversation attrayante et facile, la modestie et la
6
douceur, unies à une très-grande grâce de bienveillance et
d'esprit positif, m'inspirèrent du respect et de la sympathie.
Des circonstances particulières et des relations profession-
nelles m'ayant fourni plus tard de très-fréquentes occasions
de le voir dans l'intimité, mes premières impressions furent
confirmées, et J'avais découvert en M. Grateloup, ce qui est
fort rare, l’homme public et l’homme privé quasi-parfaits.
Jean-Pierre-Sylvestre Grateloup naquit à Dax, chef-lieu
d'arrondissement du département des Landes, le 31 décembre
1782. — Son père, Jean-Joseph Grateloup, était négociant,
fut successivemeut lieutenant et capitaine des troupes bour-
geoises de Dax, de 1762 à 1764, et, beaucoup plus tard, de
1783 à 1815, c’est-à-dire pendant trente-deux ans, trésorier
à titre gratuit de Thôpital civil de la même ville. Plusieurs
années avant 1815, le père de notre confrère avait abandonné
le commerce, dans la carrière duquel il avait été aussi habile,
aussi heureux qu’honorable, et mourut plus qu'octogénaire,
universellement regretté, des pauvres surtout, dont il avait
toujours été la providence.
Cet homme de bien avait trois frères, l’un médecin très-
distingué à Dax, qui mourut sur l’échafaud en 1793; le
second, supérieur des Carmes dans la même ville, qui s'étei-
gnit en Espagne, dans l'exil, en 1797; le troisième, un savant
du premier ordre, un véritable encyclopédiste, un artiste
amateur du plus grand mérite.
La première enfance de Jean-Pierre-Sylvestre Grateloup,
de celui dont je vais essayer d’esquisser la vie, s'écoula dans
le sein de sa famille, dans les bras et au contact si pur de son
excellente et digne mère d'abord, puis sous la surveillance
de son père et de ses trois oncles, dans un milieu patriarcal
où la régularité de la vie, la piété, la charité, la probité et
les traditions de la plus grande honorabilité étaient comme
un patrimoine sans déshérence possible.
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Lorsque Grateloup fut âgé de sept ans, son oncle, le supé-
rieur des Carmes de Dax, se chargea de son éducation. Chose
rare! on vit bientôt cet enfant chercher à se procurer des
livres, les parcourir avec avidité, les copier, les commenter,
les analyser à sa manière, et parvenir ainsi, avec l’aide de
son cher onele, à des résultats, non pas excellents, non pas
merveilleux assurément, mais assez extraordinaires pour son
àge.
Un peu plus tard, mais à court délai cependant, son vé-
néré précepteur le jugeant en état d'apprendre le latin et le
grec, notre Jeune écolier se mit à l'œuvre, et, secondé
d’ailleurs par une mémoire prodigieuse, par une grande in-
telligence et par un travail de plus en plus opiniâtre, fit des
progrès aussi rapides qu'étonnants. Il marcha si vite et si
bien, qu'il put bientôt soutenir la conversation en latin avec
son professeur, qui était émerveillé de la facilité de son cher
neveu, pour lequel, cependant, on n'avait pas usé des expé-
dients, fort bons assurément, mais très-dispendieux, aux-
quels le père du sceptique Montaigne avait recouru pour que
son fils parlât toujours latin, même avec les gens les plus
infimes de son entourage.
Mais bientôt, et faisant marcher toutes ses études de front,
un goût décidé, une véritable passion pour les sciences natu-
relles se déclarèrent chez notre savant en perspective, qui
étudia la botanique, et devint l'élève de prédilection du doc-
teur Thore, de Dax, de ce savant auteur de plusieurs ouvrages,
mais notamment de la Flore du département des Landes, et
des Promenades’ sur les côtes du golfe de Gascogne. Sous un
maître aussi distingué, le jeune Grateloup fut bientôt initié
aux secrets de la science aimable et méthodique auw'ont si
admirablement cultivée et enrichie les Linné, les Tournefort,
les de Jussieu, les de Candolle, les Desfontaines, les Richard,
l'enfant de Genève Jean-Jacques Rousseau, cette personnalité
8
maladive, qui a écrit des pages si gracieuses et si éloquentes
à la fois sur la botanique, dont l'étude occupait ses journées,
charmait ses promenades solitaires au village de Motiers, où
la protection du gouverneur de Neufchâtel lui avait permis
de vivre tranquille et de se faire oublier.
Dès que Grateloup posséda les langues grecque et latine,
qu’il fut d’une certaine force en mathématiques élémentaires,
et qu'il sut beaucoup en botanique, en botanique pratique
surtout, grâce aux leçons, aux conseils du docteur Thore
et aux très-fréquentes herborisations qu'il avait faites avec ce
médecin, dès ce moment le supérieur des Carmes de Dax eut
fini sa tâche, et remit son neveu aux soins de Jean-Baptiste
Grateloup, son frère (!). Cet oncle là se chargea très-volon-
tiers de la seconde éducation de son neveu, qu’il suivit pas à
pas, qu'il ne perdit jamais de vue, et vit bientôt que son
(*) «Jean-Baptiste Grateloup, né le 5 février 1735, montra de très-
bonne heure une très-grande aptitude pour les sciences et surtoub
pour les beaux-arts. Après avoir terminé ses études au collége des
Barnabites de Dax, où il eut pour condisciple et pour ami le célèbre
Borda, ce physicien illustre, il se rendit à Paris à vingt-huit ans, et
s’y livra avec ardeur à l'étude. Son intelligence s’y développa et son
instruction augmenta avec une étonnante rapidité. Il n’était étranger
à aucune science : les mathématiques, la physique, la chimie, l’'his-
toire naturelle, l'astronomie, lui étaient familières. Aussi, plus tard,
on le trouva présentant à l’Académie des Sciences un Mémoire sur
l'optique, qui fut inséré dans le Recueil des Savanis étrangers; et, plus
tard encore, en l’an IT, quand déjà il était sexagénaire, il oblint le
maximum des récompenses nationales (6,000 fr.) pour avoir inventé
une nouvelle manière de monter les objectifs des lunettes achroma-
tiques. Cette soif de savoir, cet ardent désir d'aparendre, il le porta
aussi dans l'étude des beaux-arts, et il se rendit plus illustre encore
par la culture des arts que par ses vastes connaissances scientifiques.
À Paris, il fit connaissance avec les artistes les plus célèbres, et il
parvint à pratiquer avec succès la peinture, la sculpture, et surtout la
gravure, dont il s’occupa avec passion. Là encore son esprit inventif
ne lui fit pas défaut : il imagina un procédé de gravure qui semble
tenir à la fois de l'agua-linta, de la manière noire et de la pointe, sans
9
élève répondrait on ne peut mieux à tous ses soins. En effet,
le jeune Grateloup était si avide d'apprendre, qu'il s’attachait
avec une égale ardeur à tout ce qui lui promettait de nou-
velles connaissances, qu'il dormait à peine pour se livrer
tout entier à des études que son oncle qualifiait d’hercu-
qu'il soit possible de dire en quoi consiste ce procédé, qui n'a jamais
été rendu public, »
(Extrait d'une Motice bibliographique sur J.-B. Grateloup,
de M. Faucheux.)
Voici les fragments d'une très-longue lettre écrite à J.-B. Grateloup
par M. Joly, conservateur du cabinet des estampes à la Bibliothèque
impériale [premier empire) :
« Vous avez rempli tous mes vœux et ceux des vrais amateurs, en
me mettant à même de les faire jouir d'une collection d'autant plus
précieuse qu'elle devient rare, et qu'elle est maintenant complète.
» Vous êtes toujours resté seul dans votre genre, Monsieur ; personne
n'a osé tenter de vous imiter, et je crois qu'on a bien fait! Ficquet a
laissé bien loin derrière lui ceux qui ont voulu suivre sa manière; ils
ont été obligés de prendre un autre genre, quoiqu'il ne fût pas impos-
sible peut-être de saisir le faire de cet habile graveur. Mais il n'en est
pas ainsi du vôtre, Monsieur; vous resterez toujours vous-même, et
si les talents sont comme le sang, ce ne peut être que monsieur votre
neveu /le docteur Jean-Pierre-Sylvestre Grateloup) qui pourra nous per-
suader que vous existez toujours pour les arts, et surtout dans le genre
difficile, mais agréable et singulier, dont vous avez voulu vous amuser;
ce qui vous a tellement réussi, que je doute qu’on puisse vous sur-
passer, mème vous atteindre.
» Votre jolie collection tient d'ailleurs un rang distingué parmi les
chefs-d'œuvre qui font la gloire du cabinet qui m'est confié. Il me reste
maintenant à prier monsieur votre neveu /toujours le docteur Jean-
Pierre-Sylvestre Grateloup) d'imiter la générosité de monsieur son
oncle, en faisant jouir de ses productions le cabinet des estampes de
la Bibliothèque impériale. »
On peut d’aïleurs consulter sur les gravures de J.-B. Grateloup :
1° Le Dictionnaire des graveurs anciens et modernes, de Bazan, t, I,
p. 250 ;
20 La Biographie universelle de Michaud. Supplément, t. 66, p. 38;
3° Un excellent article de M. Jules Delpit, de Bordeaux, dans les
Archives historiques du département de la Gironde, t, T, p. 183 et suiv.
10
léennes, tant il était surpris de voir cet enfant suffire à des
travaux impossibles, à des études faites, du reste, avec une
méthode, un ordre et un enchainement parfaitement en-
tendus. |
Quoi qu’il en füt de ces études si nombreuses et si variées,
l’oncle désira que son neveu apprit le dessin d’abord; puis,
quand il fut d’une certaine force dans cet art, il lui montra
la gravure selon le procédé qu'il avait inventé. Le jeune Gra-
teloup fut bientôt en état de produire quelques épreuves qui
bien qu'inférieures aux fameuses épreuves de son oncle, ne
manquent cependant pas de mérite.
À son lit de mort, Jean-Baptiste Grateloup fit promettre à
son neveu de ne jamais divulguer son procédé de gravure.
À tort ou à raison, ce secret fut gardé, et, malgré de savantes
dissertations, Grateloup, notre confrère, m’a souvent dit que
personne n'avait même soupçonné le faire de son oncle.
J'allais oublier de dire que Grateloup l'oncle, quoique gra-
veur célèbre, n'avait jamais été ur artiste de profession, qu'il
n'avait jamais vendu aucune de ses gravures, qu'elles sont
aujourd'hui fort rares, fort chères, très-recherchées, que Je
les possède toutes, et qu'elles sont, grâce à la bienveillante
amitié du docteur Grateloup, l’un des ornements de mon mo-
deste cabinet.
Bien que le jeune Grateloup n’eût guère pu qu'ébaucher
ses études médicales à Dax, il crut devoir les étendre autant
qu’il était en lui en se constituant le simple élève en phar-
macie de M. Meyrac père, chimiste distingué, et auteur de
diverses analyses fort estimées des eaux thermales de Dax.
Ainsi qu’on a pu le voir dans l'exposé rapide mais très-
exact que je viens de faire des excellentes études faites à Dax
par Grateloup, sous la tutelle de deux de ses oncles, sous celle
du docteur Thore, ce jeune homme était parfaitement en
mesure d’aller les compléter à Montpellier, dans cette Faculté
11
de médecine, la plus célèbre de l'Europe jadis, et la plus an-
cienne avec l’École de Salerne.
Notre étudiant partit donc pour cette métropole des scien-
ces médicales vers la fin de l'année 1802, — il avait alors
juste vingt ans, — porteur de quelques lettres de recomman-
dation pour des professeurs. Là, comme à Dax, Grateloup se
livra avec beaucoup d’ardeur à l'étude, suivit les leçons des
professeurs les plus célèbres de cette époque, notamment
celles de Baumes et de Dumas, qui l'avaient remarqué, qui
le complimentaient souvent sur sa conduite, sur son assi-
duité, sur ses travaux incessants, sur ses progrès, sur la soli-
dité et la variété de ses connaissances, et qui eurent bientôt
à lui donner des soins pour une maladie très-grave qui dura
près de deux mois.
Dès la seconde année de son séjour et de ses études à
Montpellier, Grateloup — il avait alors vingt-deux ans et
quelques mois — Grateloup, grâce à son incontestable supé-
riorité et à la sûreté de son diagnostic, fut nommé chef de
clinique interne à l'hôpital Saint-Éloi de cette ville, et bientôt
après secrétaire de l’Athénée médical.
Là, grandissant en science et en pratique, il était à l’apo-
gée de toutes ses études, quand, vers la moitié de l’année
1806, et alors qu’il allait être docteur en médecine, la Fa-
culté lui proposa d'occuper une chaire de botanique. Bien
qu'une semblable position et qu'une aussi flatteuse distinction
fussent aussi honorables qu'avantageuses, surtout pour un
jeure homme de vingt-quatre ans, l'amour des siens, les
souvenirs du foyer domestique et le désir qu'il avait de se
consacrer aux devoirs de sa profession dans le pays qui l'avait
vu naître, lemporta sur toute autre considération.
Les examens de Grateloup pour obtenir le grade de docteur
en médecine émerveillèrent les professeurs Baumes et Dumas,
qui, bien qu'ils le sussent très-capable, ne lui supposaient
3
12
cependant pas une réunion de connaissances et de talents
aussi considérables. Dans ces mêmes examens, le récipien-
daire démontra qu'il était un anatomiste exact, un physiolo-
giste ayant bien étudié les phénomènes que présentent les
corps vivants, un clinicien ayant suivi la trace des célébrités
qui ont nom Baillou, Sydenham, Torti, Stoll, un naturaliste
parfaitement au niveau des connaissances de cette époque
(1806), un lettré, un érudit sachant toutes choses. Il parla
surtout la langue de Cicéron, de Virgile et d'Horace, des
trois plus beaux génies de la latinité, avec une merveilleuse
facilité, avec élégance, tout cela modestement, avec beaucoup
de bonhomie, et ne se doutant pas qu’il eût mérité les magni-
fiques éloges que lui adressèrent ses examinateurs, qui étaient
des célébrités, éloges que confirmèrent les étudiants, qui le
traitèrent en homme qui leur était très-supérieur à tous égards.
Le jour de l'argumentation de sa thèse (1) et de sa récep-
tion fut un Jour de triomphe pour Grateloup, qui se surpassa
et grandit encore dans l’esprit des professeurs et de la jeune
assistance.
Quoi qu'il en fût de ce magnifique succès, dont la relation
fut adressée à la famille du nouveau docteur, Grateloup re-
vint à Dax dans les derniers jours du mois de décembre 1806,
sans se prévaloir de l'admiration et de l'enthousiasme dont il
venait d’être l’objet à Montpellier, où la Facullé tout entière
lui avait exprimé le regret de ne pas pouvoir le compter dans
ses rangs. Mais non, son père, sa mère, ses frères, ses sœurs,
un seul de ses trois oncles étaient à Dax; il les aimait, il avait
promis de revenir auprès d'eux, auprès de ses camarades
d'enfance, dans sa ville chérie, et il y était revenu tout
joyeux, tout aussi modeste, tout aussi excellent fils, tout
4) Dissertation inaugurale sur l'influence de l'air atmosphérique, des
saisons et des climats sur les étres vivants. Montpellier, décembre 1866,
in-8° |
15
aussi bon frère et tout aussi bon neveu qu'il en était parti.
Après quatre années de séjour à Montpellier, le retour de
Grateloup à Dax fut un événement dont sa famille, ses amis
et tous les habitants se réjouirent, tant on était heureux de
revoir un Jeune homme dont les premiers pas dans la car-
rière avaient été si remarquables. Quant à lui, quant à ce
docteur si flatté, si fêté, si admiré par les professeurs de
Montpellier et par tous les étudiants de cette École célèbre,
Dax le revit comme il était parti, je veux dire humble, mo-
deste, sympathique, affectueux, et ne soupçonnant pas qu'il
eût déjà une très-grande valeur comme homme privé, comme
médecin, comme naturaliste, comme érudit et comme lettré.
Puis, quelle candeur, quelle conscience, quelle pureté et quelle
fraicheur de son âme! Il n'avait connu que les bons côtés de
la jeunesse, et n'avait eu de l'ivresse de la vie que sa passion
pour l'étude, pour les choses sérieuses. La sagesse, la pru-
dence, la réserve et une très-grande docilité, voilà quelles
étaient ses qualités dominantes alors, et quelles elles furent
toujours pendant sa longue et si honorable carrière.
Après avoir consacré quelques Jours à sa famille, à ses amis
les plus intimes et à des visites indispensables faites à Dax
ou dans les contrées qui avoisinent cette ville, sur les mu-
railles de laquelle on peut lire quelques pages encore vivantes
du moyen âge, Grateloup, en attendant que des malades le
fissent appeler, reprit ou plutôt continua ses études, les varia
comme toujours, et se prépara de la sorte à mériter la con-
fiance et l'estime de tous, et à parcourir tous les jours, sans
paix ni trève, les solitudes de bruyère et de sable que nos
modernes voies ferrées et les routes agricoles rendent gra-
duellement à la vie.
Quoiqu'à cette époque — premiers mois de l’année 1807 —
Dax et presque toutes les villes du département des Landes
fussent pourvues de médecins d’un mérite incontestable, la
14
réputation de Grateloup grandit en assez peu de temps; il fut
bien accueilli partout, et la plupart de ses confrères les plus
éclairés et les plus en renom, n'ayant qu'à se louer de son
respect pour les formes, de sa loyauté, de son excessive mo-
destie, lui reconnaissant d’ailleurs une haute capacité, lui
demandèrent des conseils, le firent appeler en consultation,
et concoururent de la sorte à le faire connaître et à le répan-
dre plus vite qu’il n’eût pu l'être étant livré à ses propres
forces, car il n'avait rien dans le langage et dans les allures
de cette assurance et de cette outrecuidance qui poussent si
souvent des hommes plus que médiocres aux succès.
Bientôt Grateloup devint le médecin des meilleures maisons
de son pays, fut prisé comme il méritait de l'être, et ne re-
fusa jamais, quelqu’oceupé, quelque fatigué qu'il fût, et quel
que fût le peu de temps dont il pouvait disposer, de visiter
les pauvres, de traiter leurs maladies, de les consoler, de les
aider de sa bourse, de les écouter surtout avec une patience
admirable, car il savait que
Le droit de tout dire est le droit du malheur.
Dès le mois de septembre 1807, il fut chargé par l’auto-
rité, qui lui donna ainsi une grande preuve de confiance et
d'estime, de faire la statistique du département des Landes,
travail modèle en ce genre. Plus tard, en 1811, il fut nommé
par le ministre de l’intérieur directeur et conservateur du
cabinet d'histoire naturelle de Dax, et, à quelque temps de là,
médecin en chef des hôpitaux militaires de la même ville,
pour y traiter des malades appartenant à des corps d'armée
qui, plus tard, devaient être expulsés d'Espagne, de cette
terre des braves où la bravoure des Français, de
Ces héros si longtemps invincibles,
n'avait cependant pas fait défaut.
15
Grateleup suffit à tout, remplit ses devoirs avec le scrupule
d'un très-honnête homme, d’un médecin consciencieux, et
eut la bonne fortune de voir à Dax, de recevoir chez lui,
d’être le collaborateur d'un homme de génie, dont la trace
qu'il a laissée sur la médecine actuelle ne s’effacera pas,
d'une des plus grandes figures médicales de ce siècle, d’une
illustration qui devait, beaucoup plus tard, monter, dominer
et tomber avec tant de bruit! J'ai nommé Broussais, qui se
loua toujours de la très-gracieuse hospitalité de Grateloup.
En habile ménager de son temps, Grateloup trouva le
moyen, malgré ses nombreuses occupations du dehors et ses
études opiniâtres, d'être l’un des membres les plus assidus
du conseil municipal de Dax, et le premier suppléant du juge
de paix jusqu’à la fin de l’année 1822, époque à laquelle il
se maria avec M" Marie-Victoire-Emma Carré de Sainte-
Gemme, fille de M. Jean-Louis-Gaspard Carré de Sainte-
Gemme, écuyer, seigneur du Bois-Vert, chevalier de Saint-
Louis. Ce mariage, contracté sous les plus heureux auspices,
changea subitement le genre de vie, les habitudes d'activité
et les relations sociales de Grateloup, qui vint se fixer à Bor-
deaux, où il devança son ami le baron d'Haussez, qui fut
nommé préfet de la Gironde en 1824, après avoir administré
le département des Landes, où il s'était intimement lié avec
notre éminent confrère.
Bordeaux, comme toutes les grandes villes de commerce,
est presqu'un désert intellectuel, où l'on a fort peu d'estime
pour les talents, où l’on ne prise que très-médiocrement les
sciences, les lettres et les arts, et où les médecins réussis-
sent ou ne réussissent pas, on ne sait trop ni pourquoi, ni
comment, car on y a vu des hommes tout au moins très-
médiocres — je ne parle que des morts — jouir d’une grande
réputation, à côté d’autres hommes, d’autres médecins qui
avaient du mérite, beaucoup d'instruction, et qu'on Jugeait,
16
que le monde disait n'être que de pauvres têtes, que de mau-
vais praticiens. Je ne chercherai pas à expliquer ce mode
très-peu circonspect de procéder à l'endroit des réputations
médicales de Bordeaux; mais je dirai que Grateloup ne
comptait guère réussir puisqu'il savait avoir contre lui sa vie
modeste, retirée, sa réputation de savant, de naturaliste,
d'homme pâlissant sur les livres. Heureusement pour notre
confrère que ces opinions bienvellantes sur son compte
n’eurent pas plus d'autorité sur l’élite des habitants de Bor-
deaux que n’en avaient eu les augures de Rome quand les
Romains furent instruits et éclairés, car on rendit cette fois
justice au vrai mérite, à l'homme qui, en s’occupant de beau-
coup de choses à la fois, s'occupait spécialement et très-
consciencieusement des malades qui lui étaient confiés.
L’exactitude de Grateloup, sa douceur, l’art exquis avec lequel
il questionnait, consolait et persuadait ses clients, firent qu'il
fut bientôt autant l'ami, et l’ami dévoué des familles qui l’ho-
noraient de leur confiance, que leur médecin. Et que de res-
sources n’avait-il pas d’ailleurs, même pour les cas déses-
pérés! On pouvait dire de lui ce qu'on disait si souvent à
Paris du professeur Fouquier : « Qu'il guérissait souvent,
qu’il soulageait presque toujours et consolait quand même.»
Sa réputation s’accrut donc, et il fut, pendant plus de
trente ans, l’un des médecins les plus appelés de Bordeaux,
mais appelé dans les premières familles, chez tout ce qu'il
avait de considérable dans la noblesse, dans le clergé, dans
la magistrature, dans le barreau, dans les sciences, dans les
lettres, dans la finance et le commerce.
Comme médecin, Grateloup n’était pas exclusif, tenait le
juste-milieu entre l’organicisme de Paris et le vitalisme de
Montpellier, et préférait la médecime hippocratique, qui est
la plus sage et la meilleure quand elle est exercée comme
lentendaient Baillou, Stoll, Sydenham, Baglivi, ces admira-
17
bles observateurs qui ont fait faire de si grands pas à la
science médicale. D'un autre côté, remarquons-le bien, il ne
répudiait aucun des progrès modernes en médecine, progrès
au courant desquels il était toujours; seulement, il ne recon-
naissait que les progrès réels, démontrés, acceptés par la gé-
néralité des bons esprits. En somme, il n’avait jamais rien
négligé, et c'était pour lui un devoir de conscience, pour
savoir ce qui à été fait de beau, de bon, de vrai, de durable
dans la science.
Rien n'eût été plus facile pour notre confrère, qui était
intimement lié avec le baron d'Haussez, préfet de la Gironde
de 1824 à 1829, que d’avoir des places de médecin dans les
hôpitaux, dans les administrations, partout enfin où il l'aurait
désiré; mais il se contentait de répondre aux offres très-
obligeantes qu'on lui faisait à cet égard, qu'il désirait rester
indépendant, avoir ses coudées franches, sa liberté tout en-
tière; qu'un médecin très-occupé devait tout son temps et
tous ses soins aux malades qui lhonoraient de leur confiance,
et qu'il ne pourrait accepter d’être médecin d'hôpital que dans
le cas improbable où l'administration se déciderait à ne lui
confier que quinze ou vingt malades, nombre modeste, sans
doute, mais suffisant pour qui veut remplir tous les devoirs
qu'imposent la conscience et l'humanité.
Grateloup négligeait d’ailleurs tout ce qui pouvait avancer
dans sa carrière de médecin : il méritait trop cet avancement
pour le briguer. Indépendant par caractère et par position,
il ve demandait rien au publie, et n’ambitionnait que l'estime
de ses confrères et des gens de bien.
Comme naturaliste, Grateloup était curieux de tout, et
vivait dans un milieu d’où il s'inspirait des travaux d’Aristote,
de Pline, de Linné, de Buffon, de Daubenton, de Geoffroy
Saint-Hilaire, de Cuvier, de cette brillante pléïade qui a si
vivement éclairé la Grèce, lltalie, la Suède et la France
18
Grâce à sa vaste érudition, il possédait on ne peut mieux les
origines, les progrès et la décadence de l’histoire naturelle
dans l’antiquité, sa renaissance et ses progrès dans les temps
modernes; ses progrès dans le dix-huitième siècle; ses mou-
vements rapides enfin pendant la Révolution française et au
dix-neuvième siècle.
D'autre part, Grateloup, en médecin sagace, instruit, en
naturaliste de grande taille et de haute portée, savait qu'il
n'y avait qu'une manière de procéder pour toute science posi-
tive, à savoir observer seulement les phénomènes, en étudier
les lois, et nullement d'en rechercher les causes premières,
qui sont et demeureront, quoi qu'on fasse, l'éternel secret,
l'un des plus beaux attributs de la Providence.
Pour suffire aux nécessités quotidiennes de sa profession
pendant plus de trente ans, alors qu'il était l’un des médecins
les plus appelés et les plus consultés à Bordeaux et dans les
cinq départements limitrophes de celui de la Gironde; pour
faire marcher de front ses lectures, ses observations, ses
rédactions de travaux en médecine, en histoire naturelle et
ses nombreuses correspondances; pour surveiller l'impression
de ses ouvrages; pour dessiner, pour graver une foule d'ob-
jets; pour visiter et pour conserver intactes les richesses que
renferme son magnifique cabinet; pour faire tout cela, il
avait l'amour du travail poussé à l'extrême, une force de
volonté que rien ne faisait fléchir, une facilité étonnante pour
tout ce qu'il faisait, un ordre admirable dans la distribution
de son temps et de ses études, si variées et si complexes, une
sobriété naturelle de sommeil — il ne dormait que trois
heures par nuit — qui lui permettait de travailler jusqu à
neuf et dix heures de suite sans être fatigué. De cette façon,
notre confrère travaillait avec la régularité du pendule, et
naviguait patiemment sur l'océan des recherches, pour me
servir des belles expressions d'Alexandre de Humboldt.
19
Comment s'étonner après cela, du nombre, de la variété,
de l'étendue des connaissances que Grateloup avait recueillies
de ses lectures, de ses observations, de son commerce inces-
sant avec les hommes supérieurs de notre époque, français
ou étrangers, en Europe ou par-delà les mers?
Chez Grateloup comme chez tous les savants, comme chez
tous les gens de lettres qui sont savants et gens de lettres par
goût, par un penchant décidé et non par nécessité, le plaisir
qui accompagnait ses rudes labeurs lui faisait oublier la fati-
gue, Molliter austerum studio fallente laborem (*). Du reste,
dans tous ses travaux — et je ne parle que de ceux qui sont
connus (2?) — on trouvera l’ordre, la précision, la netteté des
Pl Hor., sat. N..2. 12.
(?} Grateloup a publié les travaux suivants sur la médecine :
1. Dissertation inaugurale sur l'influence de l'air atmosphérique, des sai-
sons et des climats sur les étres vivants. Montpellier, décembre 1806 ; in-8°.
2. Mémoire sur la fièvre typhoïde qui a régné à Dax et dans les hôpitaux
mililaires temporaires de la 11° division, en 1808 et 1809. (Journal de Corvi-
sart, Roux et Boyer, 1810, t. XX.)
3. Tableaux analytiques du diagnostic des maladies de poitrine. Paris, chez
Igonet, 1808, gr. aigle in-8°.
4. Rupture spontanée de l'oreillette droite du cœur; observation présentée
à l’Académie de Médecine de Paris. (Annales de Médecine, 1824.)
5. Hydropneumonie ou ædème du poumon; exposition analytique pour
arriver à la connaissance du diagnostic difficile de cette maladie. (Annales des
sciences physiques et naturelles de Bruxelles, 1820, t. VII.)
6. Considérations sur la maladie tachetée hémorrhagique de Werloof,
suivies de plusieurs observations. (Archives gén. de Médecine, t. V, p. 511.)
Sur l'histoire naturelle :
7. Mémoire géognostique sur l’ophite des environs de Dax. (Journal de
Physique, décembre 1807.)
8. Notices sur les roches du bassin de l’Adour. (Actes de l’Académie des
Sciences de Bordeaux, 1845.)
9. Mémoire sur les faluns ou dépôts marins tertiaires du bassin adourien.
(1d., 1842.) — L'Académie a décerné une médaille d'or à l’auteur.
10. Discours sur la géologie d'application à l’agriculture et aux arts in-
dustriels. (Actes de la Société Linnéenne de Bordeaux, 1855, t. IL.)
11. Précis des travaux géologiques de la Société Linnéenne de Bordeaux
depuis sa formation. (Id., 1855, t. VII.)
12. Description d'un maæxillaire fossile d'une espèce nouvelle de Dauphin,
20
exposés et des résultats, qui doivent être partout le point
capital.
Outre ses productions sur la médecine et sur l’histoire
naturelle, Grateloup avait été le collaborateur de son oncle le
savant, l'artiste-amateur, avait gravé plusieurs portraits par
le même procédé que le sien, et avait toujours été chargé du
tirage des planches. On lui doit aussi plusieurs petites pièces
à l'eau forte et quelques planches plus grandes, faites pour
découvert dans les faluns de Sort, près de Dax. (Annales des sciences physi-
ques de Bruxelles, 1820, t. III, fig.) — Cité dans Cuvier, Ossements fossiles,
tIN APS 261
13. Description anatomique d'un maæillaire supérieur de cétacé fossile
irouvé dans les carrières calcaires de Léognan, près de Bordeaux, nomme
squalodon, et depuis Zeuglodon Grateloupi par Muller. (Actes de l’Académie
de Bordeaux, 1840, t. XI, fig. gravées, grandeur naturelle.) :
14. Mémoire de géo-zoologie sur les oursins fossiles découverts dans les
terrains marins tertiaires et secondaires des environs de Dax, (Actes de la
Société Linnéenne de Bordeaux, 1836, t. VIII, avec deux planches gravées.)
15. De l'utilité de la zoologie fossile à la géologie et à la zoologie vivante;
discours prononcé à la séance publique de l’Académie de Bordeaux. (Actes de
cette Académie, 1839.)
16. Catalogue zoologique renfermant les débris fossiles des corps organisés
appartenant aux animaux vertébrés et invertebrés découverts dans le bassin
géognostique de la Gironde, précédé de la classification des terrains de ce
bassin. (Id., 1838 à 1840.)
17. Tableau descriptif et méthodique des mollusques terrestres et fluvia-
tiles vivants observés dans le département des Landes, arrondissement de
Dax. (Actes de la Sociéte Linnéenne, 1829, t. II.)
18. Mémoire sur plusieurs espèces de coquilles nouvelles de mollusques
exotiques vivants, 1 vol. in-8°, 1840, avec quatre planches. (Actes de la Société
Linnéenne.)
19. Tableaux géographiques et statistiques du nombre d'espèces de mollus-
ques terrestres et fluviatiles observés dans les différentes régions, contrées et
zones naturelles de la France continentale et insulaire ; en collaboration avec
M. Baudin, professeur de botanique, de minéralogie et de géologie à la Faculté
des Sciences de Bordeaux; 1855, deux tableaux grand aigle
20. Catalogue général des mollusques terrestres et fluviatiles vivants et
fossiles de la France et de l'Algérie; en collaboration avec M. Baudin, profes-
seur de botanique, de minéralogie et de géologie à la Faculté des Sciences de
Bordeaux. Bordeaux, 1855, in-8°. À
21. Disiribulion géographique de la famille des limaciens. Bordeaux,
1855, in-80.
22. Tableau mcthodique des coquiiles fossiles provenant des terrains marins
91
illustrer des Mémoires d'histoire naturelle. Les Académies et
les diverses Sociétés savantes dont il était membre, contien-
nent dans leurs annales de nombreux Mémoires qui lui sont
dus, et qu'il a rendus plus clairs en les accompagnant de
planches gravées par lui-même, faisant servir ainsi ses talents
d'artiste à la propagation de ses découvertes scientifiques.
Plus tard, j'espère être en mesure de faire connaître bon
nombre de travaux, parmi lesquels il y en a de très-impor-
tants, que Grateloup a laissés manuscrits, travaux qui servi-
ront à démontrer qu'il était aussi bon observateur, aussi
perspicace dans le monde qu'il l'avait été comme médecin et
grossiers (faluns des environs de Dax). (Actes de la Société Linnéenne de
Bordeaux, 1827-29, t. II à VIL.)
23. Description d'un genre nouveau de coquille terrestre fossile nommé
ferussina. (Zd., 1827, t. XI, p. 5 et 256.)
24. Description d'un nouveau genre de coquille fossile de la famille des
nérilacés, appelé néritopsis. (Zd., t. V, p. 125, figures.)
25. Conchyliologie fossile du bassin tertiaire de l’Adour; divers Mémoires
avec planches (idem, 1836 à 1840) : 1° des pléropodes et gastéropodes; 2 de la
famille des bulléens; 3° des mélaniens: 4° des mollusques terrestres et fluvia-
tîles; 5° des plicacés; 6° des néritaces.
26. Tableau statistique et comparatif des coquilles fossiles du bassin de
l'Adour, et des divers bassins tertiaires curopéens. (Id., 1838.)
27. Conchyliologie fossile du bassin gcologique de l'Adour; atlas g. in-#0,
48 planches, figures de grandeur naturelle, dessinées par l’auteur. Bort'eaux,
1840. (Rare.)
28. Florula lilloralis Aquitanica, seu conspectus insignior plantar spontè
nascentium in littoribus oceani Aquitanici a Bayond usque ad Boïos, etc.
(Actes de la Société Linnéenne de Bordeaux, 1826-1827.)
29. Mémoire sur le genre boryne et les hydrophytes qui doivent s’y rappor-
ter. (Dictionnaire classique d'histoire naturelle, 1820, t. VIIL.)
30. Cryptogamie tarbellienne, etc. ( Actes de la Société Linnéenne, 1835,
t. VIL.)
31. Dissertation sur l'utilité de la botanique dans la médecine, et sur les
moyens de découvrir les propriétés médicales des plantes et de leurs produits.
(Annales générales des sciences physiques de Bruæelles, 1820, t. VI.) — Ce
travail a été traduit en anglais et en allemand (1893).
32. Essai sur la distribution géographique, orograyhique et statistique des
mollusques terrestres et fluviatiles vivants du département de la Gironde, suivi
de la faune spéciale girondine et d’une notice bibliographique des divers ou-
vrages publiés dans le département. Bordeaux, Lafargue, 1839-39, in-8°,
29
comme naturaliste, et qu’il était parfaitement apte à écrire
sur des sujets purement littéraires ou historiques. Bien qu’il
meût fait la confidence de toutes ces productions, je n’en
parlerai que lorsque je les aurai relues, méditées, et que
J'aurai l’autorisation de la famille de notre confrère d’en dire
mon sentiment, de faire part au public de mes appréciations,
que je donnerai non comme bonnes, mais comme miennes.
Ce que je puis dire par anticipation, c’est que tous ces tra-
vaux sont saisissants de vérité, riches de savoir, d’une bonne
mais très-discrète érudition, riches aussi d’aperçus nouveaux,
tolérants à l'endroit de la critique, purement écrits toujours,
et 2nondés de clarté.
Beaucoup de gens, dans des éloges plus ou moins mérités,
s’extasient sur la beauté ou sur l'excellence de certains tra-
vaux, mentent effrontément sur le seuil d’un tombeau, et
forceraient les morts de s’incliner, s'ils pouvaient s'incliner
devant ces impudentes distributions d’encens.
Grâce à Dieu! je n'ai pas pu me rendre coupable de ces
exagérations et de ces mensonges, puisque je n'avais à ra-
conter sur la vie et les travaux de Grateloup que ce que tout
le monde sait, que ce qui est avéré, reconnu, avoué, de la
dernière évidence, res est nolissima, maintenant surtout que
sa renommée est garantie par sa mort, et quelle mort !
Néanmoins, et quoi que j'aie pu dire Jusqu'ici, qu’on m’aille
pas croire que j'aie voulu faire de notre confrère un homme
infaillible, ne se trompant jamais, lui qui craignait toujours
de se tromper. Non certes. Et qui ne sait, d’ailleurs, que les
hommes de génie commettent des fautes? Quintilien Pa dit :
Ils sont grands, mais pourtant ils sont hommes, summi
sunt, homines tamen.
Bien que la mémoire ne soit que l’instrument secondaire
du génie, que l’ornement de la médiocrité, et qu'une faculté
d'assez peu de valeur quand nous laissons l’entendement et la
23
conscience vuides, comme dit Montaigne, il n’est cependant
pas une science où elle ne soit absolument nécessaire, puis-
qu'elle seule assemble et retient les opérations de l’enten-
dement.
Gomme Cuvier, Grateloup avait une mémoire dont l'éten-
due tenait du prodige, et qui le servait à ravir, car il savait
sa très-riche bibliothèque médicale et scientifique par cœur,
et avait l'immense avantage, comme médecin et comme natu-
raliste, de ne Jamais hésiter quand il s'agissait de disserter sur
les grandes questions, sur les questions litigieuses de l’art et des
sciences qu'il savait si bien. D'ailleurs, rien de ce qui a été
publié sur l'histoire naturelle ne lui était étranger, depuis les
notions contenues dans le Pentateuque jusqu'aux magnifiques
travaux de nos contemporains les plus célèbres, les de Can-
dolle, les Lamarck, les Cuvier, les Geoffroy Saint-Hilaire, ete.
Dans tout ce qu'avait écrit Grateloup, soit en médecine,
soit en histoire naturelle, soit en d'autres matières non encore
publiées, il s'était attaché à mettre de la précision, de la
clarté, de la pureté dans son style, et ce n’est pas de lui que
Voltaire aurait pu dire ce qu'il avait dit de Buffon :
« Dans un style ampoulé parlez-nous de physique. »
Le style de Grateloup n'était done ni raide, ni apprèté, et
courant après la noblesse de la diction. Non. Mais sans se
préoccuper constamment des moindres détails de son style,
comme quelques grands écrivains l'ont fait, Alexandre de
Humboldt entre autres, notre confrère mettait tous ses soins,
et il y réussissait, à n'écrire qu’en un style pur, sans ornement
affecté, et qui avait la grâce de la simplicité en même temps
qu'une élégance châtiée.
Je sais bien que quelques personnes ont prélendu que
Grateloup n'avait pas de style, qu'il n'était pas écrivain dans
94
la rigoureuse acception du terme. Je répondrai à cela en répé-
tant ce qu'on a dit d'un historien célèbre à propos de son
style : & IL y a mieux que le style lui-même dans les produc-
tions de Grateloup, il y a la chose, il y a le fait, 1l y a l'objet,
il y a un style; car le style, qu'est-ce autre chose que le
moyen de communiquer l’objet à l'œil de l'esprit? » D'ailleurs,
le style étant l’homme même, a dit Buffon, quelles qualités
trouverez-vous dans celui de notre confrère, si ce ne son£
l'empreinte et les reflets de son amabilité, de sa douceur, de
sa modestie, de sa vaste science, de son ordre, de sa méthode
en toutes choses? Ses œuvres sont sa vie; ce quil a écril
c’est lui : il s’est écrit lui-même. Le tempérament ne fait
pas le talent, mais il en signale la nature.
L'étude des sciences conduit-elle infailliblement au maté-
rialisne, à l’athéisme, à l’impiété, à lincrédulité, s’est-on
demandé de toutes parts? Non, non, a-t-on répondu par acela-
mation! Néanmoins, il est bien extraordinaire que les plus
grands naturalistes, philosophes et astronomes, qui ont passé
la majeure partie de leur vie à faire de nouvelles découvertes
et à sonder la nature, aient été trop souvent indifférents au
point de vue de la religion et de la piété. C’est ainsi, selon
Montaigne, que l'homme arrive, par le doute universel, à ne.
croire qu à lui-même; que ce même homme, selon Descartes,
se contente de savoir qu'il y a un Dieu et qu'il existe une âme
distincte du corps, et s'arrange, dans le monde, de façon à y
vivre le plus agréablement et le plus longtemps possible, ce
fut ainsi que d'Alembert, en stratégiste habile, sapa le chris-
tianisme et voulut amener doucement le monde à se passer
de religion ; que Diderot, si éloquent et si habile dans la eri-
tique des beaux-arts, fut matérialiste; qu'Helvétius composa
son traité De l'esprit pour prouver que la matière seule
existe; que d'Holbach et Grimm, ces deux adeptes d’une école
qui prenait plaisir à dégrader l'humanité, furent des fanfarons
25
d'incrédulité et d’un cynisme révoltant à l'endroit de l’im-
piété; c’est encore de la même façon qu'Alexandre de Hum-
boldt, le plus grand naturaliste des temps modernes, cette
imposante renommée scientifique et littéraire, a donné la
mesure de ses croyances religieuses dans quelques passages
de ses lettres à Varnhagen, son meilleur ami, son confident
intime et son conseil en fait de style; que Goëthe, Schiller,
Wieland, Kant et tant d’autres, c’est-à-dire tout ce que PAI-
lemagne avait de plus élevé et de plus illustre dans la philo-
sophie et dans les lettres, ne se préoccupaient ni pour les
autres ni pour eux-mêmes du domaine de l'éternité; que
Broussais, matérialiste, organiciste, prétendit que l'homme
physique est l’homme tout entier; qu'il ne reconnaît pas en
lui un principe spirituel distinet de l'élément matériel; que
c'est par les nerfs qu'il sent; que c'est dans ses viscères que
se forment ses instincts et ses passions; que c’est dans son
cerveau que s'élaborent ses pensées; que c’est dans son orga-
nisme que réside sa personnalité. Il y a plus : cet illustre
médecin, cet homme de génie est allé jusqu’à dire et à sou-
tenir avec ce prodigieux talent qu'on sait, que ces appareils
matériels ne sont pas seulement le siége de ces phénomènes,
qu'ils en sont la cause. Ainsi, la sensibilité est un produit
nerveux, la passion est un acte viscéral, l'intelligence est une
sécrétion cérébrale, et le mor est une propriété générale de
la matière vivante!
Hélas! les matérialistes ne voient donc pas que la vie
physiologique par laquelle ils prétendent expliquer les phé-
nomènes de la pensée demande elle-même, pour être com-
prise, l’action d'une force immatérielle; et en effet, les lois
qui régissent la matière ne donnent pas le secret du jeu de
nos organes.
Pour peu qu'on tint à avoir un exemple, mais un seul, des
divagations très-savantes des savants à l'endroit de la vie, je
26
conseillerais la lecture d’un chapitre d’Isidore Geoffroy Saint-
Hilaire, de l’éminent professeur de zoologie à la Faculté des
Sciences et au Muséum d'histoire naturelle de Paris, sur
l'étude générale de la vie (1), chapitre dans lequel sont mis
à nu tous les biais et toutes les pauvretés de la science
quand elle veut pénétrer des mystères pour la connaissance
desquels la Providence a mis son veto et nous a dit, à nous
tous qui nous occupons de sciences, ce qu'elle dit lors de
la création, faisant la loi à la mer et la retenant dans ses
bornes : « Tu viendras jusqu'ici, tu n'iras pas plus loin; c’est
là que tu briseras l’orgueil de tes flots. » Je désirerais aussi
qu'on sût que lillustre secrétaire perpétuel de l’Académie
des Sciences de l'Institut de France, M. Flourens, a dit () :
« Depuis qu'il y à des physiologistes qui écrivent, il y a des
physiologistes qui cherchent à définir la vie. Quelqu'un d’en-
tre eux a-t-il jamais réussi? [l faut dire de la vie et de toutes
les forces de la vie ce que La Fontaine a dit de l'impression :
« L'impression se fait, le moyen je l’ignore;
On ne l’apprend qu’au sein de la divinité. »
Quoi qu'il en soit, les savants, puisqu'il ne doit être ques-
tion que de savants ici, sont partagés entre ceux qui recon-
naissent et ceux qui ne reconnaissent pas un ordre surnaturel,
certain et souverain, quoique impénétrable à la raison hu-
maine. C'est ainsi que Newton, génie d'une trempe extraor-
dinaire, avait une vénération religieuse pour le Créateur;
que Copernic, Keppler, Haller, Bonnet, Leibnitz, Euler, Jean
(!) Histoire naturelle générale des règnes organiques, principalement
étudiée chez les hommes et les animaux, t. Il, p. 67 et suiv. Paris, 1859.
(2) De la longévité humaine et de la quantité de vie sur le globe. Paris,
1854, p.4187,1n-12.
LS
1
de Müller, Pascal, Mallebranche et tant d’autres philosophes,
naturalistes et astronomes, ont été chrétiens ; que Linné avait
dit dès la première page du Syslema naluræ (1) : La vraie
noblesse de l'homme, le caractère éminent de sa supériorité
sur les animaux, est d'observer, de raisonner et de conclure,
et c'est ainsi qu'il lui est donné d'admirer l'œuvre du Créateur.
De même que la nature et l’homme ne suffisent point à
s'expliquer eux-mêmes, a dit un des hommes les plus consi-
dérables de notre temps, de même aussi ils ne suffisent point
à se gouverner, C'est-à-dire qu'au-delà et au-dessus de l'ordre
naturel et humain qui tombe sous notre connaissance, est
l'ordre surnaturel et surhumain que Dieu règle et développe
hors de la portée de nos regards.
En sa qualité de médecin et de naturaliste, Grateloup
connaissait les merveilles d'organisation de tout ce qui vit,
sent el pense, et pourtant il n'en était que plus pieux et mieux
chrétien. À ce sujet, je l'avais souvent entendu répéter qu'il
suflirait de l'anatomie d’un cheveu pour confondre tous les
raisonnements des malérialistes. Il avait d’ailleurs cette piété
sincère, douce, recueillie, silencieuse, ce sentiment religieux,
cette vue dont saint Paul a dit qu'elle a les promesses de la
we présente et de la vie à venir, et il rendait hommage à
Dieu en priant, en se prosternant, comme lavait fait un
homme de génie, Buffon, qui avait répondu à ses détracteurs
par une prière si connue, qui est aussi pour l'humanité un
acte d'espérance (?).
Grateloup, dont le passage sur cette terre a été marqué
par tant de vertus modestes, et que la fortune morale avait
pris par la main dès ses premiers pas dans la vie, Grateloup
4) Antruïtus, p. 1. — Cet introïtus ne se trouve que dans les der-
nières éditions du Systema nature.
(?) Œuvres de Buffon, t. IE, p. 521.
28
avait l'amour de Dieu, la charité et l'humanité, ces trois
vertus apportées au monde par le christianisme. Toujours la
morale chrétienne et l'exercice de sa noble profession lui
avaient enseigné ce qu'étaient les pauvres et comment il pou-
vait les secourir de sa bourse, de ses conseils et de sa protec-
tion auprès des grands, choses qui étaient pour lui des devoirs
rigoureux.
Il serait impossible d'imaginer quelle tendresse il témoi-
gnait à tous ses malades indifféremment, et à quel point il
portait la bienfaisance! Et comme ses charités, comme le
bien qu’il faisait étaient discrets! Comme ses visites chez les
malheureux étaient habilement dissimulées ! Comme il savait
se glisser, inaperçu, dans leurs pauvres demeures, afin que
des voisins curieux ou jaloux ne soupçonnassent pas qu’il
allait secourir la veuve, l'orphelin, le goutteux, l’aveugle ou
le paralytique dont ii voulait sauvegarder l’amour-propre à
tout prix!
Que de privations, que de souffrances, que de misères poi-
gnantes au milieu de ce luxe effréné des grandes villes où le
faste et la plus hideuse misère sont souvent côte à côte, où
l’on feint parfois d'ignorer que tout ce qui excède une nour-
riture modérée et un vêtement raisonnable, victus mediocris,
vestilus ralionabilis, comme dit saint Augustin, ne doit point
être mis en réserve pour le luxe, mais placé en dépôt par la
voie de l’aumône dans le trésor céleste. Noire si charitable
confrère, lui, avait presque une espèce de honte d’être heu-
reux à la vue de certaines misères.
Mais cet homme de bien, dont l'éloge était dans toutes les
bouches, ne se contentait pas de payer de sa personne comme
médecin, de sa bourse comme chrétien, et de ses conseils
comme l'ami de tous les malheureux; il priait parfois ses
confrères, ceux qu'il honorait de sa confiance, de lui venir
en aide dans des occasions où il déclinait sa compétence.
t9
9
Quand il s'agissait, par exemple, de pauvres femmes en cou-
ches, auprès desquelles Grateloup ne pouvait rien, et auprès
desquelles aussi les sages-femmes appelées demeuraient im-
puissantes en présence de telles ou telles éventualités, de
telles ou telles difficultés obstétricales, vite il faisait prier le
docteur Gaubric, qui avait pour lui un véritable respect filial
et la plus grande déférence, de venir au secours de ces dés-
héritées de la fortune, qui avaient ainsi auprès d'elles, grâce
à la très-bienveillante intervention de leur protecteur, un
aecoucheur sur le zèle, sur l'expérience consommée et sur
la très-grande habileté duquel on pouvait compter.
Quelle sollicitude pour les classes pauvres! Quelle délica-
tesse dans les procédés!
Grateloup était un caractère tout en dehors, n'ayant ni
replis, ni secrets, c'est-à-dire le plus doux, le plus bienveil-
lant, le plus facile, le plus incapable de nuire. Ce qui le
distinguait aux yeux des hommes d'élite, c'était une ignorance
absolue de toute pensée envieuse, une aversion d’instinct pour
toute espèce d’intrigue, une bienveillance universelle, qui
était pour ainsi dire inséparable de sa personne : sa modestie
était inhérente à son organisation.
Le rameau d'or et les lauriers d'autrui n’empêchèrent
jamais Grateloup de dormir,-et, en sa qualité d'homme bien
élevé, il ne méconnaissait aucun mérite, n’offensait aucune
mémoire, et ne médit jamais de qui que ce fût, pas même
des médiocrités vaniteuses et jalouses. À fortiori, il ne pou-
vait avoir les joies ni de la raillerie, ni de la vengeance, ces
mauvaises Joies de l'âme, mala gaudia mentis, que Yiægile a
placées à la porte des enfers.
Grateloup, ce vieillard qui n'était ni fier, ni dédaigneux,
ni d'un commerce difficile, parce qu'il avait de l'esprit,
Grateloup appartenait à une foule de corps savants, avait
fait ses preuves, occupait une des premières places dans la
30
science, mais avait vécu à l'écart, modeste, silencieux, tout
entier à ses vastes études, n'avait jamais rien demandé, et
conséquemment rien obtenu. Comment se fait-il cependant
que notre confrère ne fût ni membre de l’Institut, ni membre
de l'Académie impériale de Médecine de Paris, ni décoré, lui
qui avait des droits si réels, si positifs et d’une si grande
valeur à produire pour obtenir ces distinctions, ces récom-
penses du mérite supérieur, de la science transcendante ?
Je sais que Grateloup n’aimait pas les hochets, qu'il ne
tenait pas du tout à porter un ruban rouge à sa boutonnière,
et qu'il n’attachait pas un très-grand prix à revêtir l’habit
brodé que portent, dans les grandes occasions, les membres
des deux premiers corps savants du monde. Néanmoins, je
me demande comment il a pu se faire que les autorités civiles
et universitaires de notre Bordeaux, ces yeux et ces oreilles
des pouvoirs supérieurs, ne se soient pas empressées de faire
violence à la modestie, à l'extrême réserve de Grateloup, en
le signalant au ministre de linstruction publique comme
méritant la décoration de la Légion-d'Honneur, qu'il aurait
honorée, et à l’Institut, qui se serait très-probablement em-
pressé d'accueillir favorablement la candidature de notre
confrère, de ce savant qui avait une si grande valeur? — Ce
sont là des fautes, d'impardonnables oublis, et un manque
de tact que je signale sans espérer de voir les choses aller
mieux au sujet des savants qui ne savent être que sa-
vants.
La modestie, la très-grande réserve de Grateloup, lui firent
commCtre une faute, légère sans doute, et sans importance
au point de vue de son caractère et de sa considération. Gette
faute, du moins si c'en est une, fut de ne pas déclarer tout
d'abord qu'il était gentilhomme, qu'il était issu d’une famille
noble, et que cette famille, dont les titres étaient parfaitement
en règle, n'avait pas dérogé en se livrant au commerce, qu'elle
31
avait honoré, et dans les voies duquel des circonstances de
fortune l'avaient obligée de s'engager.
Quoi qu'il en soit, à dater de la fin de l’année 1855, Gra-
teloup signa en mettant la préposition de devant son nom.
Personne, que je sache, ne s’avisa de supposer que notre
confrère, comme beaucoup de gens, avait voulu se grandir
par un titre d'emprunt, par une pseudo-noblesse. Mon Dieu!
qu'on l’eût peu connu, et qu'il était loin d'avoir la vanilé
qu'on lui eût supposée ! Comment! lui, Grateloup, l’homme
que j'ai essayé de dépeindre, ce chrétien si fervent, ce méde-
cin si éclairé, si charitable, ce naturaliste si éminent, dont
le nom était si connu, si estimé, si respecté, qui avait, de
par Dieu, toutes les noblesses, tous les sentiments élevés en
partage : la noblesse d'âme, la noblesse de cœur, la noblesse
de l'intelligence! Comment! Grateloup se serait ennobli alors
qu'il n’eût pas été noble! Allons donc, et arrière de pareilles
supposilions. Notre confrère savait trop ce qu'il se devait à
lui-même, ce qu'il devait à sa dignité personnelle, à la société
tout entière, pour se vouer ainsi au ridicule el pour usurper
un titre qui neüt pas été le sien. Ses ancêtres étaient de
noble lignée, et néanmoins il eût continué de signer Grateloup
tout court, sans les observations qui lui furent faites par sa
famille (1).
Bien que Grateloup fût très-âgé, il n'avait guère de la
{) Voici ce qut s'était passé : Grateloup, dans l'intérêt seul de ses
enfants, fit, en 1855, une demande qui avait pour objet de faire recti-
fier son acte de naissance dans lequel il était inscrit sous les noms
seuls de Jean-Pierre-Sylvestre Grateloup. Le Tribunal de première ins-
tance de Dax, faisant droit à sa requête, etattendu qu'il résultait de tous
les actes de l'état civil des ancêtres du réclamant et des documents
nombreux produits établissant de la manière la plus positive que le nom
patronimique de sa famille est de Grateloup et non pas Grateloup sans
la préposition de, ordonna la rectification de l'acte de naissance de
M. Jean-Pierre-Sylvestre Grateloup, en ce sens qu'après les mots de : fils
v)
02
vieillesse que ses cheveux blancs. Quoi qu'il en fût, une
maladie toujours pénible et souvent très-crave vint assaillir
notre confrère, il y a près de trois ans si je ne me trompe,
le força de s'arrêter, de cesser de voir des malades, mais ne
A
put l'arracher à ses travaux de cabinet. Ce fut alors que
les docteurs Gaubric, Levieux et moi, nous trouvâmes dans
l'obligation de combattre un mal vigoureusement et très
clairement accusé, à l'aide d’un moyen qui réussit au-delà
de tout ce que nous pouvions raisonnablement espérer. Grâce
légitime de Jean-Joseph, il serait écrit celui de Grateloup; que ledit
jugement serait transcrit sur les registres de l’état civil, et que men-
tion en serait faite en marge de l'acte rectifié.
Ce jugement est du 10 juillet 1855, la transcription est du 16 juillet
de la même année.
L'ancienne famille de Grateloup est originaire de la Bourgogne, et
s'établit à Dax vers l’année 1300, par un Raymond-Arnaud de Grate-
loup, qualifié de décurion par Édouard IH, roi d'Angleterre. (Cartulaires
de Dax, 1350.) Cette famille eut plusieurs branches dont les deux plus
anciennes sont celles de Dax et de Metz. Les membres de cette der-
nière eurent tous des emplois très -honorables. Plusieurs furent
gouverneurs. Un des descendants de Jacques de Grateloup était
maître-d'hôtel de Louis XII; il fut maréchal de camp, et fit partie
de l'expédition aux Indes-Orientales avec M. de la Hauge, en 1660.
(Voyage aux Indes-Orientales, 1er vol. in-12, 1677.)
En 1667, Bernard de Grateloup et Claude de Grateloup, son fils,
furent recherchés dans leur noblesse. Mais le roi, ayant égard à leurs
services, les maintint dans leurs titres et qualités de nobles écuyers,
par un arrêt qu’il donna en son conseil d’État, à Saint-Germain-en-Laye,
le 31 mars 1670.
La branche actuelle de Dax, et celle de Bordeaux qui en est issue,
provient du second mariage de Jean de Grateloup, seigneur de Larrée,
avec Mile Julienne de Castelnau, en 1552.
Ün des fils de ce Jean de Grateloup fut s'établir à Gimont, près de
Tarbes, où il fonda la branche de cette ville.
L'une et l’autre de ces branches, pour des raisons de fortune, em-
brassèrent la carrière du commerce, qu’elles suivirent avec honneur.
Jean-Louis de Grateloup, neveu de Bertrand de Grateloup, fut gou-
verneur de la citadelle de Metz.
Samuel, son frère, demeura à Dax.
39
à ce beau résultat, notre confrère put reprendre sa vie active
comme médecin, et ses travaux comme naturaliste.
Ce retour complet à la santé dura deux ans, deux ans après
lesquels certains avertissements plus incommodes que dou-
loureux inquiétèrent Grateloup, qui craignait surtout d'être
enlevé à ses travaux et à ses excellents clients, qui étaient
tous ou presque tous des amis dévoués.
Appelés de nouveau, mes deux confrères et moi, nous
vimes bientôt que l'état de Grateloup était sans ressources
quoi qu'on fit, et qu'il fallait se borner à le soulager, à le
calmer, à soutenir ses forces, et à le laisser s’éteindre en
relevant son courage, en aidant à ses illusions de malade,
en causant avec lui de ses projets d'avenir, en le laissant
s'occuper et travailler tant que ses forces et sa tête le lui
permettraient.
Quoi qu’il en fût de cet état déplorable, Grateloup s’occu-
pait encore de sciences, présidait à des arrangements de
cabinet, demandait à consulter des ouvrages rares, écrivait
quelques lettres, et recevait le savant naturaliste-médecin
Léon Dufour, de Saint-Sever, qui, moi présent, raconta avec
une verve toute juvénile le voyage scientifique qu'il venait de
faire au pied du Canigou, en compagnie de quelques savants
de Paris, membres de l’Institut comme lui.
Quelques jours après, et alors que la maladie avait fait des
progrès très-alarmants, Grateloup se faisant illusion et pen-
sant toujours à ses travaux, profita d’un voyage que je devais
faire à Dax pour me prier de remettre une lettre à l’un de ses
neveux, M. Faucher, avocat, auquel il demandait une boîte
renfermant des coquilles. Il m'est impossible de dire le plaisir
qu'éprouva le pauvre malade à la vue de ces objets d'histoire
naturelle auxquels il attachait un si grand prix.
A dater de ce moment, les choses allèrent de mal en pis,
des accidents redoutables apparurent, les illusions et le doute
34
ne furent plus possibles, et Grateloup me dit avec fermeté et
un calme admirable pendant les quelques minutes qu'on nous
laissa seuls : «Mon ami, merei de vos soins, merci de vos
sollicitudes pour un vieux confrère; mais un vent de mort
souffle sur moi, et, d'ici à peu de jours, à peu d'heures peut-
être, J'aurai vécu. »
Pendant les huit ou dix Jours qui précédèrent le terme fatal,
les douleurs que Grateloup éprouva furent horribles, inces-
santes, et il assista, lui vivant, ayant conservé toute sa tête,
tout son sang-froid, tout son courage et toute sa résignation
chrétienne, aux phénomènes précurseurs mais bien lents de
l'agonie et de la mort, de cette mort qu'il vit s'approcher
sans effroi, qu’il attendit résolument en priant, en faisant
prier auprès de lui. Sa fin fut celle d’un patriarche, celle d’un
homme qui n'avait rien à redouter d'une autre vie, et qui
n'éprouvait d'autre regret que le regret bien naturel de se
séparer de ce qu’il avait de plus cher sur cette terre, de sa
femme et de ses enfants, qu'il avait bénis avant de rendre son
âme à Dieu!
Malheureusement, Dieu n'avait pas permis que notre si
digne confrère évitât les avertissements lugubres de la ma-
ladie et de la douleur, qui viennent nous dire que le temps
est venu, et qu'il faut se préparer à une éternelle séparation.
Une épouse riche de toutes les vertus, entourait Grateloup
de ses soins. Femme admirable, qui lui avait donné, étant
jeune, sa main, son cœur, son esprit, et ses nuits el ses Jours
pendant sa dernière maladie, sans vouloir le confier un seul
instant à qui que ce füt, malgré les plus vives instances!
Mais, faire l'éloge de si grandes qualités qui ne relèvent que
de Dieu, que de la conscience et du sentiment de ses devoirs,
serait chose indiscrète, qui blesserait à coup sûr la modestie
de M°° de Grateloup. Et cependant, n’est-il pas du devoir de
quiconque a eu le bonheur de rencontrer de grands exemples
ar
1)
de dévouement et d'abnégation, de les publier à haute voix?
Quand un homme arrive à la célébrité chargé de titres et
d'honneurs, il est parfois difficile de discerner le mérite sous
le prestige des distinctions; mais quand cet homme n’a, pour
ainsi dire, comme Grateloup, que son nom, il est visible que
la faveur n’a rien à prétendre dans sa renommée, et la tâche
du panégyriste devient plus nette et plus simple.
Les savants de tous les pays avec lesquels Grateloup avait
de nombreux rapports, les Académies diverses auxquelles il
appartenait, ressentiront la perte qu’ils ont faite, comme tous
ses confrères, comme tous ses amis, comme la ressent chacun
de nous, comme je la ressens moi-même, car je pourrais dire
ce qu'Horace disait de Quintilius à Virgile :
« Multis ille quidam flebilis occidit,
» Nulli flebilior quam mihi. »
C'est au nom d’une amitié profondément afligée que j'ai
osé prendre ici la parole; mais vous regretterez sans doute,
Messieurs, et ce sera justice, que les corps savants de Bor-
deaux n'aient pas choisi un plus digne représentant auprès
de vous. Nul autre, du moins, n’eût apporté dans cette hono-
rable mission un plus sincère attachement pour la mémoire
de Grateloup, une connaissance plus intime de ses travaux,
une admiration plus sérieuse et plus profondément sentie.
Puissiez-vous, cher confrère, entendre notre voix du sein
des tombeaux que vous habitez, et sentir encore quelque joie
en voyant le respect que nous avons pour votre mémoire !
Bordeaux. — Typ. G. GouxouiLnou, rue Guiraude, 11.
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